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    L'histoire

     

    Alors que la nuit tombe, un coup de feu retentit dans un immeuble de banlieue. François (Jean Gabin) vient de tuer Valentin (Jules Berry). Enfermé dans son appartement, il se souvient des circonstances qui l’ont mené à ce drame. Pendant ce temps, les forces de l’ordre s’organisent pour tenter de l’arrêter…

     
     
     
     
     
     
    Analyse et critique
     

    A la fin d’Hôtel du Nord, Pierre se tourne vers Renée et lui dit : "Le jour se lève, il va faire beau. Viens, maintenant c’est fini…".

    Certains verront dans ce dialogue une invention de Marcel Carné pour annoncer son prochain film. Mais si Pierre évoque Le Jour se lève, ce n’est qu’une coïncidence amusante. On pourrait parler de signe du destin ou de beau présage mais il n’en est rien : en 1938 le réalisateur de Drôle de drame n’a aucune idée précise de son avenir cinématographique.

      

      

      

    Cependant, une chose est sûre : son prochain film sera réalisé en partenariat avec ses deux amis, Jacques Prévert et Jean Gabin. Les trois hommes qui avaient donné naissance à Quai des brumes, s’étaient promis de retravailler ensemble. Libres de tout engagement, ils se réunissent en quête d’un scénario. Dans un premier temps, Gabin propose une adaptation d’un livre de Pierre René Wolf. Le roman, intitulé Martin Roumagnac (1), n’emballe ni Carné, ni Prévert qui décide de rédiger un scénario original.

      

      

      

    Le poète commence son travail d’écriture tandis que le réalisateur fait quelques repérages des décors susceptibles d’être utilisés pendant le tournage. Le temps passe, Carné et Gabin s’impatientent, et Prévert finit par leur avouer qu’il piétine et manque d’inspiration. Il faut donc repartir de zéro lorsque Jacques Viot frappe à la porte de Marcel Carné (son voisin de palier !!) pour lui proposer un scénario. Le réalisateur accepte de lire le script et le dévore avant de le proposer à ses deux comparses. Le trio d’artistes apprécie cette histoire urbaine d’amour triste et accepte le projet avec enthousiasme… Le Jour se lève est né !

     

     

    Screencap from Le Jour Se Leve

     

     



    Aujourd’hui l’intérêt que les historiens du cinéma portent à cette oeuvre repose essentiellement dans l’utilisation du flash-back. Pour beaucoup, Le Jour se lève est le premier film parlant utilisant ce procédé que Welles popularisera un an plus tard avec Citizen Kane. Cependant, ce quatrième long métrage de Marcel Carné cache bien d’autres trésors que nous allons décrire dans les chapitres suivants !

     

     

     

     

    Comme chacun le sait, le flash-back est le procédé qui consiste à revenir en arrière dans le récit. Aujourd’hui, de nombreux films utilisent cet artifice d’écriture : de Casino (Martin Scorsese) à Il était une fois en Amérique (Sergio Leone) en passant par Le Dernier empereur (Bernardo Bertolucci), la culture cinéphile est peuplée d’œuvres fonctionnant en flash-back. Mais jusqu’à la fin des années 30, la narration était fondée sur une sacro-sainte linéarité. Aller à l’encontre de cette règle était synonyme d’incompréhension pour le spectateur.

      

      

      

      

    Et si Carné s’est laissé tenter, il n’en a pas moins été inquiet : quelques heures avant la sortie de son film (le 17 juin 1939 au Madeleine Cinema à Paris) il se demandait encore si le public allait comprendre l’histoire. Partageant cette crainte, la production inséra avant chaque séance du film un carton expliquant le procédé ! Contrairement à certaines œuvres plus anciennes qui l’utilisent ponctuellement, le Jour se lève est essentiellement construit à l’aide de flash-back.

     

      

      

      

    D’un point de vue diégétique, la durée de l’action est relativement courte (quelques heures entre les deux coups de feu qui ouvrent et concluent le récit) mais pendant ce laps de temps François se terre dans son abri, fumant cigarette sur cigarette et pense à la série d’évènements qui l’ont conduit à cette situation. Il plonge à trois reprises dans ses souvenirs et nous permet de reconstituer les pièces du puzzle narratif imaginé par Jacques Viot.

     

     

     



    Néanmoins, si l’utilisation du procédé démontre l’audace du cinéma de Marcel Carné, il n’en altère pas pour autant son extraordinaire savoir-faire. En respectant scrupuleusement la règle des trois unités (lieu, temps diégétique et action), le cinéaste met en place un drame dont la progression captive le spectateur de bout en bout. Il démontre ainsi qu’en utilisant les règles fondatrices de la narration, il est toujours possible d’innover. N’est-ce pas là, l’empreinte d’un pur artiste ?

     

     

     

     

    Si Carné a su renouveler la grammaire cinématographique tout en faisant preuve de la plus grande maîtrise dans la mise en scène c’est aussi parce qu’il a su s’entourer de techniciens hors pairs. Après avoir collaboré avec Eugène Shufftan sur Quai des brumes, il confie l’éclairage de ce nouveau long métrage à Curt Courant. Comme Shufftan, le directeur photo d’origine allemande a appris son métier auprès des grands maîtres du cinéma d’outre Rhin tels Fritz Lang ou Max Ophuls.

     

    Dés les années 30, il fuit l’Allemagne nazie pour travailler en Europe. On lui doit notamment la photographie de La Bête humaine (Renoir, 1938), L’Homme qui en savait trop (Hitchcock, 1934) ou plus tard Monsieur Verdoux (Chaplin, 1947), autrement dit, du beau travail... Son approche expressionniste de l’éclairage est en parfaite adéquation avec le réalisme poétique du duo Prévert/Carné. Jouant sur les zones d’ombre et de lumière, sa technique concentre l’éclairage sur le sujet du récit et oriente la lecture du film. Du spectacle de chiens animé par Jules Berry où tout le cadre est éclairé (28’45) jusqu’à ces gros plans silencieux où seul un rayon de lumière dévoile le regard perdu de François (12’57), Courant réalise un travail en tous points admirable.

     

     

     

     

    Mais si la lumière de Courant allie beauté picturale et efficacité dramatique, les décors imaginés par l’indispensable Alexandre Trauner ne sont pas en reste. Pour mieux exprimer la solitude du héros, Trauner construit un immeuble moderne dressé au milieu d’une place de banlieue. Lorsque la police en fait le siège, François se terre au fond de son petit studio. Cette pièce rappelle l’appartement de CC Baxter que le décorateur créera quelques années plus tard dans La Garçonnière (Billy Wilder, 1960).

     

    On y trouve le même type d’objets et une décoration typiquement masculine. Quelques souvenirs et beaucoup de vide symbolisent la solitude du héros. Mais c’est certainement la hauteur du bâtiment qui surprend le plus dans Le Jour se lève : avec ses cinq étages, il domine largement les autres habitations et écrase le paysage de toute sa laideur. Trauner anticipe ainsi une urbanisation moderne tout en verticalité et sans le moindre charme qui viendra modifier les paysages d’après guerre et participer au mal de vivre des banlieues.

      

      

      

      

    Le studio de François, situé au dernier étage, évoque aussi l’isolement dont il est victime : éloigné de la rue, le héros est déshumanisé. Lorsqu’il est caché dans son refuge, Gabin tourne en rond et finit par hurler sa détresse à la foule de badauds : "François, François, y a plus de François … laissez-moi seul, tout seul, j’veux qu’on m’foute la paix". Ici la déshumanisation du protagoniste est évidente, sa volonté de vivre a disparu et la tragédie finale est annoncée.

     

     

     

     

    Dans une autre scène, François est à l’usine. Ce lieu où les hommes travaillent les uns à côté des autres n’en est pas pour autant un havre d’humanité : derrière leur masque, les ouvriers œuvrent dans la poussière et le bruit. Aucune communication n’est permise et lorsque la belle petite Françoise vient avec son bouquet de fleurs, il faut que François s’éloigne des machines pour se faire entendre. Après quelques minutes, le bouquet est fané et Gabin déclare avec ironie : "J’te l’avais dit, c’est tout ce qu’il y a de plus sain ici". Comme dans Les Temps modernes de Chaplin, le message est clair : l’usine et sa modernité n’apportent aucun progrès social, elle n’est qu’une machine qui broie les personnalités.

     

     

    Screencap from Le Jour Se Leve

     



    Enfin, on se souvient du couple de Quai des brumes obligé de se cacher derrière les baraquements pour s’aimer. On retrouve cette idée dans Le Jour se lève où Carné filme ses amoureux derrière des fenêtres et dans des endroits exigus. C’est dans la petite maison de Françoise ou dans la serre fleurie de son employeur qu’ils se déclarent leur amour. Nous sommes en 1939, l’Allemagne a déjà enclenché sa machine de guerre et toutes les formes de haine atteignent leur paroxysme. Pour Carné, l’amour n’a plus sa place dans la rue et Le Jour se lève se présente comme une œuvre d’anticipation poétique, triste et profondément bouleversante.

     

     

     

     

    Si les décors, la photo et le travail de toute l’équipe technique participent à l’ambiance désenchantée du Jour se lève il ne faut pas pour autant en oublier le travail de Prévert formidablement mis en valeur par des comédiens épatants.

    En adaptant le script de Jacques Viot, le poète fait une nouvelle fois preuve de son immense talent. Le film est moins bavard que Quai des brumes, mais il offre tout de même quelques dialogues remarquables. Ainsi lorsque Clara déclame "des souvenirs, des souvenirs, est-ce que j’ai une gueule à faire l’amour avec des souvenirs", Prévert rivalise avec Jeanson et son célèbre "atmosphère" offert à la même Arletty un an plutôt (Hôtel du Nord). Mais Prévert fait la différence et impose son empreinte grâce à la verve poétique qu’il insuffle à certaines séquences : le bouquet de fleurs fanées évoqué précédemment, les larmes d’Arletty derrière la fenêtre ou l’aveugle (2) qui passe son temps à poser des questions sont autant d’inventions participant au réalisme poétique du film.

     

     

     

     

     


    Pour porter cette ambiance, trois comédiens, désormais entrés au Panthéon du cinéma français, rivalisent de talent et délivrent des performances exceptionnelles. Il y a d’abord Gabin qui exprime avec le plus grand naturel une douceur teintée de violence. Il est ce personnage perdu dans sa passion amoureuse et ressemble à l’ours en peluche de sa bien aimée : "Vous voyez, il est comme vous, il a un œil gai et l’autre un tout petit peu triste" lui dit Françoise.

      

    Sans cesse au bord de l’explosion, il retient ses sentiments jusqu’à cette scène inoubliable où il hurle à sa fenêtre. Il faut avouer que ce magnifique coup de gueule reste un des plus grands monologues du cinéma. Gabin permet à François d’exprimer tout son mal-être et l’anecdote raconte qu’il eut beaucoup de mal à tourner cette séquence : selon certains témoins, l’interprète finit enfermé dans sa loge où il pleura à chaudes larmes. La puissance contenue, la douceur du sourire et le regard perdu, c’est tout Gabin ! Un comédien totalement habité par des rôles qu’il savait choisir à la perfection.

     

     

     

     

    A ses côtés, on retrouve Arletty qui avait connu la notoriété un an auparavant grâce à Hôtel du Nord. Dans http://www.dvdclassik.com/critique/les-enfants-du-paradis-carne, Carné et Prévert lui apportent une nouvelle dimension. Derrière la Parisienne à la réplique mitraillette, les spectateurs découvrent un puits d’amour et de tendresse.

      

    Cette interprétation lui ouvrira les portes d’autres rôles mémorables dont celui de Garance dans Les Enfants du paradis (1943).

     

     



    Enfin, comme tout grand film, http://www.dvdclassik.com/critique/les-enfants-du-paradis-carne met en scène un "méchant" absolument génial. En interprétant Valentin, Jules Berry crée un personnage ambigu. On ne connaît jamais ses ambitions ni son passé et il se dégage de ses attitudes, ses sourires et ses palabres une tension malsaine et destructrice. Il ment, écoute derrière les portes, manipule les plus faibles et Clara avoue qu’il torture les animaux !!! Sa performance satanique suffit à convaincre Carné qui lui proposera le rôle du diable quelques années plus tard dans Les Visiteurs du soir (1942).

     

     

     

     

    Cette conjugaison de talents tant techniques qu’artistiques offrira un beau succès critique au Jour se lève. Mais quelques mois après sa sortie, le gouvernement de Vichy interdit le film jugé trop démoralisant. Néanmoins, cette décision lâche et hypocrite ne l’empêchera pas de devenir un des plus grands classiques de notre patrimoine. En 1947, Anatole Litvak tente un remake hollywoodien avec Henry Fonda et Barbara Bel Geddes (The Long Night). Malheureusement la réussite n’est pas au rendez-vous. Malgré ses moyens, Litvak n’atteint jamais la puissance dramatique qui naquit des talents réunis de Carné, Prévert, Courant, Trauner, Gabin, Arletty et autre Berry … Les chefs d’œuvres du cinéma sont le fruit d’une alchimie qu’il est certainement impossible à reproduire, Le Jour se lève en fait évidemment partie. Chérissons-le !!


    (1) Finalement le film sera mis en scène par George Lacombe en 1946 avec Gabin.


    (2) Pour l’anecdote, on retrouve exactement cet aveugle en costume noir et lunettes rondes dans Le Roi et l’oiseau de Prévert et Grimault. C’est en quelque sorte la version animée du personnage du Jour se lève !!

     

     

     

     

    SOURCES

    http://www.dvdclassik.com/critique/le-jour-se-leve-carne

     

     

     

     

     

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